Bâfrons

13 mai 1986

En passant devant une publicité " Gévéor " dégoulinant ses lettres rouille à l’huis oublié d’une épicerie close, il m’est revenu le souvenir de ripailles solitaires d’une telle vulgarité que le père Dodu, M. Olida, et même le directeur des Ruralies s’en fussent aperçus, pour peu que je les y eusse conviés, ce qu’à Dieu ne plût.

Par parenthèse, je signale aux rétifs de la gastronomie autoroutière que les Ruralies sont une manière d’auberge campagnarde prétendument rustique, sise au bord de l’autoroute Aquitaine entre Paris et Poitiers, où l’on sert, contre beaucoup d’argent, un brouet que Jacob et Delafon ne confieraient qu’avec réticence à leurs chasses d’eau.

C’était deux ou trois hivers plus tôt. Ayant laissé mes familles ordinaires à leurs ébats neigeux, je rentrais seul à Paris, par un soir gris semblable. Le frigo vide béait sur rien. Le placard aux victuailles exhibait un bocal de graisse d’oie, deux boîtes de Ronron et une de corned-beef. J’avais oublié la clé de la cave dans le sac à main de ma femme, ce qui m’interdisait l’accès au côngélateur et — ô rage, ô désespoir, ô Contrex ennemie — à mes vins chéris.

Un voisin pauvre mais compatissant me fit le prêt d’une demi-baguette de pain mou et d’un litron sobrement capsulé dont l’étiquette, en gothiques lamentables, chantait avec outrecuidance les vertus du gros rouge ci-inclus. Était-ce bien Gévéor, ou plutôt Kiravi, voire Préfontaines? Je ne sais plus, mais qu’importe, puisqu’il paraît qu’ils pompent tous les trois à la même citerne, chez Total ou Esso. A moins que ce ne fût un vin des Rochers de chez Soupline, le velours de l’estomac, ou " le taffetas du duodénum ", selon Francis Blanche. Bref, c’était un de ces bons gros pinards bien de chez nous dont l’acidité est telle qu’elle neutralise le méthanol et les effluves de Tchernobyl.

Or donc, la rage au coeur et la faim au ventre, je me retrouvai seul à la minuit dans ma cuisine avec ce pain fiasque, ce litron violacé et la boîte de corned-beef que je venais de gagner à pile ou face avec le chat, le sort souvent ingrat m’ôtant le Ronron de la bouche au bénéfice de ce connard griffu.

Avec des grâces de soudard pithécanthropique, je décapsulai la bouteille d’un coup de dent tellement viril qu’on aurait dit Rock Hudson sans le sida dégoupillant sa grenade offensive dans Les marines attaquent à l’aube. Puis j’entrepris d’étaler largement l’inqualifiable pâté rosâtre sur la mie leucémique de l’ersatz farineux du voisin. Ainsi nanti, les pieds sur la table et la chaise en arrière, je me mis à glouglouter et baffrer bruyamment, l’oeil vide au plafond comme le broutard abruti s’écoutant ruminer.

Or, à mon grand étonnement, j’y pris quelque plaisirs, et même pire, j’en jouis pleinement jusqu’à atteindre la torpeur béate des fins de soupers grandioses, et m’endormis en toute sérénité.

Cette pauvre anecdote, dont la fadeur n’a d’égale que celle du sandwich, me rappela un très beau texte de Cavanna décrivant sa jouissance infâme à gober une boîte de cassoulet froid à peine entrouverte, par un soir esseulé comme le mien.

Ce qui tendrait à prouver qu’on n’est pas faits pour le raffinement, en tout cas pas tous les jours, et que le cochon qui somnole en nous, tandis que nous bouche-en-cul-de-poulons des mets exquis et des vins nobles en nos tavernes choisies, ne demande qu’a se réveiller pour engloutir dégueulassement des rations militaires qu’un Éthiopien affamé repousserait du pied.

Un qui ne me contredira pas, s’il m’écoute, c’est cet ami photographe de mode, dont l’hyperséduction anglo-saxonne draine en son lit les plus beaux mannequins du monde. Pendant ses week-ends, le bougre s’occupe à draguer le boudin charolais celluliteux entre la République et la porte Saint-Denis.

Que le les plus fins mozartiens qui n’ont jamais vibré aux musiques militaires lui jettent la première pierre.

Quant à ces féroces soldats, je le dis, c’est pas pour cafter, mais y font rien qu’à mugir dans nos campagnes.