Février

C’est la nuit de la Saint-Valentin. La lune est pleine, et ses rayons pénètrent à flots par la fenêtre, baignant la chambre d’une lumière froide et bleue. Allongée dans son étroit lit de pucelle, Stella Randolph rêve d’amour.

Ah! l’amour, l’amour! songe-t-elle. L’amour, ce serait...

Cette année, Stella Randolph, qui préside aux destinées de la seule mercerie-bonneterie de Tarkers Mills, a reçu vingt valentines. Une de Paul Newman, une de Robert Redford, une de John Travolta... Une, même, d’Ace Frehley, le guitariste du groupe Kiss. Elles sont posées, ouvertes, sur le bureau, à l’autre extrémité de sa chambre, et la lune leur accroche de vagues reflets bleuâtres. Cette année, comme toutes les années précédentes, Stella Randolph s’est expédié ces valentines à elle-même.

L’amour, ce serait un baiser aux premières lueurs de l’aube.., ou bien cet ultime baiser, gage d’amour éternel, par lequel se concluent tous les romans de la série Harlequin... L ‘amour, ce serait des roses dans le soleil couchant...

Oh! bien sûr, on rit d’elle à Tarkers Mills. Les mioches lui lancent des quolibets sournois et ricanent à la dérobée sur son passage; parfois même, lorsqu’ils sont à distance respectueuse et que le constable Neary n’est nulle part en vue, ils vont jusqu’à psalmodier Bidon-bedon-grosse-dondon! de leurs petites voix flûtées et moqueuses. Pourtant, Stella sait ce qu’est l’amour, elle sait ce qu’est la lune. Son commerce dépérit peu à peu, et c’est vrai qu’elle a quelques kilos de trop, mais par cette nuit propice aux rêveries, avec la poignante clarté de la lune qui ruisselle des fenêtres ourlées de givre, il lui semble que l’amour est encore possible — l’amour, et celui qui un jour viendra, apportant avec lui une entêtante odeur d’été...

L’amour, ce serait le contact rude d’une joue d’homme, râpeuse, un peu piquante...

Tout à coup, il y a un léger crissement à la vitre.

Stella se dresse sur les coudes, et le couvre-lit en piqué glisse de son imposante poitrine. Une silhouette sombre, aux contours vagues, mais indéniablement masculins, s’encadre dans la fenêtre, masquant la clarté lunaire. Je rêve! se dit Stella. Eh bien, si c’est un rêve, je vais le laisser entrer. Je vais lui ouvrir ma fenêtre, puis je lui ouvrirai mes cuisses... Et qu ‘on ne vienne pas me dire que c ‘est obscène rien n ‘est plus beau, plus pur, plus parfait! Ah, l’amour ce serait d’être ouverte toute grande pour le laisser venir en moi!

Elle se lève, persuadée qu’il s’agit d’un rêve, car il y a bel et bien un homme embusqué derrière la vitre et cet homme, elle l’a reconnu sans peine, vu qu’elle le croise pratiquement chaque jour dans la rue. Cet homme, c’est...

(L ‘amour! L’amour vient! L’amour est venu!)

Mais à l’instant où ses doigts boudinés se posent sur le froid châssis de la fenêtre à guillotine, Stella s’aperçoit que c’est une bête, et non un homme, qui se tient de l’autre côté un énorme loup hirsute, les pattes de devant appuyées sur le bord extérieur de la fenêtre, les pattes de derrière enfoncées jusqu’à la croupe dans l’épaisse couche de neige qui s’est amoncelée contre la façade latérale de sa petite maison isolée aux confins de la ville.

C’est la Saint-Valentin et j’aurai de l’amour! s’obstine Stella Randolph dans son for intérieur. Même en rêve, on peut être victime d’une illusion d’optique. C’est un homme, son homme, celui qu’elle attend depuis si longtemps, et il est d’une diabolique beauté.

(Diabolique, oh oui, l’amour ce serait d’avoir le diable au corps...)

Il est enfin venu par cette nuit tout irradiée de lune. Il est venu, il va la prendre, il va la...

Elle soulève brutalement le châssis, et le souffle glacial qui plaque sur ses cuisses le tissu arachnéen de sa chemise de nuit de nylon bleu pâle lui dit qu’il ne s’agit pas d’un rêve. Son prince charmant n’est plus là, et avec une sensation d’horreur vertigineuse elle comprend que c’est son imagination qui lui a joué un tour. Frissonnante, elle recule d’un pas mal assuré. Le loup bondit, atterrit sur le plancher de la chambre avec une extraordinaire légèreté et s’ébroue, éclaboussant la pénombre d’une poudre de neige impalpable.

L ‘amour, toujours! L ‘amour, ce serait... Ce serait comme.., comme un grand cri...

Elle se rappelle soudain d’Amie Westmum, qu’on a retrouvé égorgé dans une cabane en bord de voie il y a tout juste un mois. Mais il est trop tard, beaucoup trop tard...

Le loup s’avance vers elle sans se hâter. Ses yeux jaunes lancent des lueurs defroide convoitise. Pas à pas, Stella Randolph recule vers son étroit lit de pucelle; l’arrière de ses genoux dodus heurte la barre métallique du cadre et elle tombe à la renverse sur la courtepointe en piqué.

Le sillon d’argent de la lune divise en deux, comme une raie bien nette, le pelage épais de la bête.

La brise qui s’insinue par la fenêtre ouverte fait trembler imperceptiblement les cartes de la Saint-Valentin entassées sur le bureau. L’une d’elles se détache de la pile et choit vers le sol en tournoyant paresseusement sur elle-même.

Le loup pose ses deux pattes sur le lit, une de chaque côté du corps étendu de Stella. Elle sent son haleine sur son visage, une haleine brûlante, mais dont la chaleur n’est pas si déplaisante que ça. Les yeux jaunes du monstre plongent dans les siens.

"Mon chéri... ", souffle-t-elle en fermant les paupières.

Il s’abat sur elle.

L’amour, ce serait comme une mort.