Mai
Durant la nuit qui précède la célébration du Dimanche du Retour à l’église baptiste de la Grâce, le révérend Lester Lowe fait un horrible cauchemar dont il s’éveille en nage et tremblant. Son regard fixe et écarquillé est tourné vers les étroites croisées du presbytère et il discerne la forme de son église, de l’autre côté de la route. Des rayons de lune argentés pénètrent obliquement dans la chambre à travers les carreaux, et l’espace d’un instant, le révérend se figure que ce loup-garou dont les anciens parlent tout bas va se matérialiser devant lui. Ensuite il ferme les yeux et implore Jésus de lui pardonner ce coupable accès de superstition en concluant sa prière muette par le "Loué soit Jésus notre Seigneur, amen", que sa mère lui a enseigné de toujours proférer d’une voix audible.Ah, ce cauchemar...
Dans son rêve, il était en train de prononcer son prêche du lendemain. Le Dimanche du Retour, qui jadis durait une semaine entière, et à l’occasion duquel tous les natifs de la ville reviennent passagèrement au bercail, est une tradition séculaire qui s’est perpétuée contre vents et marées dans les contrées rurales de Nouvelle-Angleterre. Ce jour-là, contrairement aux autres dimanches où l’assistance est des plus clairsemées, l’église baptiste ne comporte pas un banc de libre.
En rêve, Lester Lowe prêchait avec une conviction et une ferveur qui lui font tristement défaut dans la réalité (son débit monocorde n’est sans doute pas pour rien dans la spectaculaire hémorragie de fidèles que sa paroisse a subie ces dix dernières années). Ce dimanche matin, on dirait que la flamme qui anime les prédicateurs fanatiques des églises baptistes du Sud s’est communiquée à lui, et il sent bien que ce prêche-là sera le plus beau de sa vie. Le thème en est: "La Bête est parmi nous." Il le martèle infatigablement, vaguement interloqué par cette voix d’airain qui s’échappe de sa poitrine et par la cadence presque poétique qui résonne dans ses paroles.
"La Bête t s’exclame-t-il. La Bête est partout! Satan ne vous lâche pas d’une semelle! En tous lieux, vous le rencontrerez! Samedi soir, au bal de l’école! Achetant des Marlboro et un briquet jetable à l’épicerie-bazar de Central Avenue! Debout à la porte du Drugstore Brighton, léchant un cornet de glace en attendant l’arrivée du car de seize heures quarante pour Bangor! La Bête sera peut-être assise sur la chaise voisine de la vôtre au prochain concert en plein air de l’Orphéon municipal, ou alors vous la trouverez installée au comptoir, occupée à se goinfrer de tartes aux airelles la prochaine fois que vous irez prendre un café au snack-bar de Main Street! La Bête!" gronde-t-il d’une voix basse et vibrante. Les regards de ses auditeurs sont rivés sur lui, subjugués. Il les tient dans le creux de sa main. "Défiez-vous de la Bête car elle vous enjôlera de ses sourires mielleux en contrefaisant l’apparence de votre voisin, mais ô mes frères! ses dents sont acérées et vous la reconnaîtrez peut-être à son regard fuyant et trouble. A l’heure présente, la Bête est ici, parmi nous, à Tarkers Mills. La Bête va..."
Mais il laisse sa phrase en suspens, et toute son éloquence le fuit, car il se passe une chose abominable dans son église inondée de soleil : ses paroissiens changent! Avec une horreur sans nom, il comprend que tous les fidèles agglutinés dans son église — et ils sont bien près de trois cents en ce Dimanche du Retour — sont en train de se transformer en loups-garous. Victor Bowle, le chef-échevin, ce gros homme aux chairs blêmes et flasques... voilà que sa peau se basane, prend la consistance du cuir, se couvre d’un sombre pelage! Miss Violet MacKenzie, la professeur de piano... son anguleuse carcasse de vieille fille prend de l’ampleur, son long nez pointu s’aplatit, s’épate en mufle! Elbert Freeman, l’obèse professeur de sciences naturelles, semble devenir encore plus obèse; les coutures de son costume bleu luisant d’usure éclatent l’une après l’autre et il en jaillit des tortillons de poils pareils au crin qui s’échappe d’un vieux sofa défoncé! Ses lèvres épaisses et charnues se retroussent obscènement, révélant des dents aussi grosses que des touches de piano!
Dans son rêve, le révérend Lowe veut crier: La Bête! mais les mots s’arrêtent dans sa gorge et il s’éloigne de la chaire à reculons, épouvanté, en apercevant Cal Blodwin, son diacre, qui se dirige vers lui le long de l’allée centrale, grondant et titubant, le cou grotesquement tordu, une pluie de pièces et de billets s’abattant du plateau de quête qu’il serre encore dans sa main droite. Violet MacKenzie bondit sur lui et ils roulent ensemble sur l’allée, mordant et griffant, avec des jappements stridents qui sont proches de la voix humaine.
D’autres se joignent à la mêlée, et bientôt le tintamarre est aussi assourdissant que celui qui emplit un zoo à l’heure du repas des fauves. Le révérend Lowe se met à vociférer d’une voix aux accents extatiques : "L.a Bête! La Bête est là! La Bête est partout! Elle est partout! Partout! Partout!" Mais cette voix n’est plus la sienne; elle s’est muée en un grondement inarticulé. Il abaisse son regard, s’aperçoit que les mains qui dépassent des manches du costume noir qu’il ne revêt que pour les grandes occasions se sont transformées en pattes griffues...
Et là-dessus, il se réveille.
Ce n’était qu’un rêve! songe-t-il en se laissant retomber en arrière sur son oreiller. Dieu merci, ce n’était qu’un rêve...
Mais ce matin-là (le matin du Dimanche du Retour, qui est aussi le lendemain de la pleine lune), ce n’est pas un rêve qu’il trouve en face de lui en ouvrant le portail de son église, mais un cadavre au ventre béant étalé en travers de la chaire. C’est celui de Clyde Corliss, l’homme de peine qui assure l’entretien de l’église et de la sacristie depuis bien des années. Son balai-brosse est posé contre le mur à quelques pas de là.
Le rêve n’a rien à voir dans tout cela, quelque désir que puisse en avoir le révérend. Sa bouche s’ouvre. Il n’émet d’abord qu’une sorte de râle étranglé; ensuite, il se met à hurler.
Le printemps est de retour. Cette année, il a amené la Bête dans ses bagages.