Juillet

Ils ont annulé le Quatre Juillet!

Les membres de la famille Coslaw se montrent extraordinairement peu compatissants quand Marty leur fait part de son indignation. Sans doute ne mesurent-ils pas toute l’étendue de sa peine.

"Ne sois pas bête >, lui dit sa mère d’un ton sec. Elle est souvent brusque avec lui, et lorsqu’elle éprouve le besoin de s’expliquer à elle-même cette brusquerie, elle se dit qu’elle ne va tout de même pas jouer les mères poules avec son fils pour la seule raison qu’il est infirme et qu’il restera cloué dans un fauteuil roulant jusqu’à la fin de ses jours.

"Tu verras, l’an prochain ça n’en sera que meilleur, lui dit son père en lui assenant une claque vigoureuse sur l’épaule. Deux fois meilleur, bon sang de bois! Tu verras, bonhomme! Eh, eh!"

Herman Coslaw enseigne l’éducation physique à l’école communale de Tarkers Mills et lorsqu’il s’adresse à son fils, il adopte presque toujours un ton artificiellement jovial. En lui-même, Marty a trouvé un nom à ce phénomène il se dit que son père prend "sa voix de Grand Copain ". Herman Coslaw émaille en outre sa conversation de nombreux "Eh, eh! ". Pour tout dire, son fils le met un peu mal à l’aise. Herman vit dans un univers peuplé de gamins qui s’adonnent à toutes sortes d’exercices violents, font la course, tapent comme des sourds sur des balles de base-ball, nagent des quatre fois cent mètres en crawl, et, du milieu de ce remue-ménage perpétuel qu’il est chargé de chapeauter, il lui arrive de lever les yeux et d’apercevoir Marty qui l’observe, assis dans son fauteuil roulant à quelque distance de là. Cela met Herman Coslaw mal à l’aise, et quand il est mal à l’aise, il prend sa voix bourrue de "Grand Copain ", profère quantité de "Eh, eh!" et de "Bon sang de bois!" et appelle Marty "bonhomme ".

"Ah, ah! Eh bien comme ça, pour une fois, tu seras privé de quelque chose qui te faisait envie!" s’écrie Katie, la soeur aînée de Marty, quand ce dernier essaye de lui dire combien il rêvait de cette soirée, quelle fête il se faisait à l’avance — comme tous les ans — des bouquets de lumières multicolores qui allaient éclore au ciel au-dessus du parc municipal, des grandes lueurs éblouissantes suivies de déflagrations roulantes dont l’écho va se perdre au loin dans les collines qui enserrent la ville. Katie a treize ans — trois ans de plus que Marty — et elle est persuadée que si son frère est l’objet de tant d’attentions de la part de tout le monde, c’est pour la seule et unique raison qu’il n’a pas l’usage de ses jambes. L’annulation du feu d’artifice du Quatre Juillet, elle en est ravie.

Même le grand-père Coslaw, qui en temps normal déborde de sollicitude envers Marty, ne s’était pas laissé émouvoir. "Voyons, mon bedit, berzonne n’a zupprimé le Quatre Chuillet!" lui avait-il dit avec son accent slave à couper au couteau. C’était arrivé le deux juillet, quarante-huit heures plus tôt. Le vieux père Coslaw prenait le frais sur la véranda, un verre de schnaps à la main, et s’abîmait dans la contemplation de la pelouse qui descend en pente douce vers le petit bois, lorsque Marty avait franchi en vrombissant la porte-fenêtre à bord de son fauteuil électrique. "Ils ont juste annulé le feu d’artifice, et tu sais bien pourquoi."

Marty savait pourquoi, bien sûr. C’était à cause du tueur. Les journaux l’avaient baptisé "Le Tueur de la pleine lune ", et il aurait fallu que Marty soit sourd pour ne pas saisir au vol quelques-unes des folles rumeurs qui s’étaient mises à circuler à l’école, bien avant le début des vacances d’été. D’après les élèves qui les colportaient, le Tueur de la pleine lune n’était pas un être humain, mais une créature surnaturelle, un genre de loup garou. Marty n’y croyait guère. Les loups-garous, c’est juste bon pour les films d’horreur. Par contre, il lui semblait tout à fait plausible que Tarkers Mills puisse abriter un de ces dingues qui éprouvent une envie de meurtre irrépressible chaque fois que la lune est pleine. En tout cas, c’était pour cela que la municipalité avait décrété son sale couvre-feu pourri qui avait entraîné l’annulation du feu d’artifice.

Au mois de janvier, lorsque Marty restait assis dans son fauteuil roulant, le nez collé aux vitres de la porte-fenêtre à regarder le vent soulever de grands voiles de neige au-dessus du gazon encroûté de givre, ou qu’il se tenait debout derrière l’imposte de la porte de devant, immobilisé par la lourde gangue d’acier de ses prothèses verrouillées, et observait les autres mioches en train d’escalader le flanc enneigé de la colline de Wright en traînant leur luge derrière eux, la seule idée du Quatre Juillet suffisait à le consoler. Il imaginait déjà la tiède nuit d’été, le Coca glacé au creux de sa paume, les roses de feu s’épanouissant sur le ciel d’encre, les grands soleils tournoyants, le drapeau américain formé de chandelles romaines.

Et voilà qu’à présent, ils ont annulé le feu d’artifice! Qu’on lui dise tout ce qu’on voudra, Marty ne peut pas s’empêcher d’y voir une manière d’abolition du Quatre Juillet lui-même, de son Quatre Juillet à lui.

Seul son oncle Al, qui a débarqué à la fin de la matinée pour déguster en famille le repas de saumon bouilli froid accompagné de salade de petits pois frais sans lequel il n’est pas de Quatre Juillet digne de ce nom en Nouvelle-Angleterre, a fait preuve envers lui d’une certaine compréhension. Il a écouté Marty avec attention, debout sur la véranda, le maillot de bain trempé qu’il portait pour tout vêtement gouttant sur les dalles d’ardoise. C’était juste après le déjeuner, et les autres membres de la famille Coslaw étaient occupés à batifoler dans leur piscine neuve, de l’autre côté de la maison.

Marty a achevé son explication, ensuite il a levé sur son oncle AI un regard plein d’espérance.

"Tu vois ce que je veux dire? Tu saisis, oncle AI? Contrairement à ce que prétend Kate, ça n’a rien à voir avec mon infirmité, et ce n est pas non plus que je place mon patriotisme dans le feu d’artifice, comme Pépé se l’imagine. C’est simplement que, quand on a attendu si longtemps quelque chose, on se dit qu’il n’est pas... pas normal que Victor Bowle et tous ces débiles du conseil municipal puissent vous le souffler comme ça sous le nez. Surtout quand ce quelque chose-là est d’une importance vraiment vitale. Tu comprends? "

L’oncle AI médita longtemps sans rien dire sur les questions de Marty. Celui-ci était au supplice. Pendant que le silence s’éternisait, il entendit le plongeoir qui vibrait bruyamment au-dessus du grand bain de la piscine familiale et la voix joviale de son père qui beuglait: "Il était beau, celui-là, Kate! Eh, eh! Rudement beau!"

Ensuite, d’une voix très douce, son oncle Al déclara : "Bien sûr que je comprends. Et j’ai quelque chose pour toi, je crois. Tu vas peut-être pouvoir t’offrir ton Quatre Juillet personnel.

—Mon Quatre Juillet personnel? Qu’est-ce que tu entends par là?

— Viens, Marty, allons à ma voiture, j’ai quelque chose qui... enfin, tu verras, quoi."

Avant que Marty ait eu le temps de lui poser de nouvelles questions, l’oncle Al s’éloigna à grands pas le long de l’allée cimentée qui mène à l’avant de la maison.

Marty s’engagea à son tour sur l’étroite bande de ciment et se dirigea vers l’entrée de l’allée carrossable, laissant derrière lui le tintamarre qui s’élevait de la piscine, le claquement des corps frappant l’eau, la vibration sonore du plongeoir, les éclats de rire — et la grosse voix de "Grand Copain" de son père. Le fauteuil roulant émettait ce bourdonnement bas et monotone auquel Marty est tellement habitué qu’il n’y fait plus guère attention, pas plus qu’au cliquetis métallique de ses prothèses. Toute sa vie, ces sons ont été la musique de ses mouvements.

La voiture de l’oncle AI était une Mercedes décapotable au profil bas et aérodynamique. Marty n’ignorait pas que ses parents voyaient la Mercedes d’un mauvais oeil. "Ce n’est jamais qu’un engin de mort à vingt-huit mille dollars" : c’est ainsi que sa mère l’avait qualifiée un jour, en soulignant sa déclaration d’un reniflement méprisant. Mais pour sa part,Marty adorait cette voiture. Une fois, son oncle AI l’avait emmené faire une balade le long des petites de campagne qui forment un lacis compliqué autour de Tarkers Mills. Ils avaient roulé à fond de train. L’oncle Al était monté à 110, peut-être même 130. Il avait refusé de répondre quand Marty lui avait demandé à quelle vitesse ils allaient. "Vaut mieux que tu ne le saches pas, sans quoi tu auras la frousse ", avait-il dit. Mais Marty n’avait pas eu peur. Il avait tellement ri qu’il en avait encore mal au ventre le lendemain.

Marty vit que l’oncle AI fourrageait dans la boîte à gants de la Mercedes tandis qu’il roulait vers lui. Lorsque le fauteuil roulant s’arrêta à sa hauteur, il posa un petit paquet entouré de cellophane en travers des cuisses atrophiées du garçonnet. "Et voilà, mon grand, lui dit-il. Joyeux Quatre Juillet."

Marty remarqua d’abord que l’étiquette du paquet était couverte d’exotiques caractères chinois. Ensuite il vit ce qu’il contenait, et il éprouva un pincement au coeur. Le paquet en cellophane était plein de pièces d’artifice.

"Ces petits cônes sont des feux de Bengale >, expliqua l’oncle AI.

Littéralement abasourdi de bonheur, Marty remua les lèvres pour parler, mais il n’émit aucun son.

"Tu allumes la mèche, tu les poses par terre et ils projettent autant de lumières différentes qu’il y en a dans le souffle d’un dragon. Ces tubes au bout de minces baguettes sont des fusées. Tu les allumes, tu les places dans une bouteille de Coca vide et elles décollent. Les tout petits sont des fontaines argentées. Il y a aussi une paire de chandelles romaines et bien entendu, un étui de pétards. Mais pour ce qui est des pétards, tu ferais mieux d’attendre jusqu’à demain."

L’oncle AI lança un regard en direction de la piscine.

"Merci! parvint enfin à articuler Marty. Merci, oncle Al!

-Tout ce que je te demande, c’est de ne dire à personne où tu les as eus. Motus et bouche cousue, d’accord?

—D’accord! D’accord! bredouilla Marty. Mais tu es sûr qu’ils ne te manqueront pas, oncle Al?

— Je sais où m’en procurer d’autres, dit l’oncle Ai. Je connais un gars qui en vend à Bridgton. Il fera des affaires jusqu’au soir." L’oncle AI posa une main sur la tête de son neveu. "Quand ils seront tous au lit, fais-toi ton petit Quatre Juillet à toi. Mais ne te sers pas des pétards, tu ameuterais tout le quartier. Et pour l’amour du ciel, ne va pas t’arracher la main, sans quoi ma chère soeur ne m adressera plus jamais la parole."

Là-dessus l’oncle Ai éclata de rire, s’installa au volant et fit rugir le moteur de la Mercedes. Il porta deux doigts à sa tempe en guise de salut et démarra en trombe avant que Marty ait eu le temps de bredouiller les paroles de remerciement qui se pressaient à ses lèvres. Marty regarda la Mercedes s’éloigner en réfrénant à grand-peine une envie de pleurer. Ensuite, il fourra le paquet en cellophane sous sa chemise et remonta l’allée en vrombissant. Il franchit la porte-fenêtre et se rendit directement dans sa chambre. Il lui tardait déjà qu’il fasse noir et que toute la famille soit endormie.

Ce soir-là, Marty est le premier couché. Sa mère vient lui dire bonne nuit. Elle l’embrasse sur les deux joues avec sa brusquerie coutumière en évitant de regarder ses jambes qui dessinent sous le drap la forme de deux frêles baguettes. "Tout va bien, Marty?demande-t-elle.

—Oui, m’man."

Sa mère hésite, comme si elle allait dire quelque chose, mais en fin de compte, elle se borne à hocher légèrement la tête avant de se retirer.

Katie entre dans la chambre à son tour. Elle n’embrasse pas Marty. Elle approche simplement sa tête de son visage, si bien que Marty peut sentir l’odeur du chlore dont ses cheveux sont imprégnés tandis qu’elle lui murmure à l’oreille "Tu vois, Marty, tu ne peux pas toujours avoir ce que tu veux rien que parce que tu es infirme!

—J’en ai peut-être eu plus que tu ne crois ", dit Marty à mi-voix et Katie le devlsage un moment avec de petits yeux soupçonneux avant de s’en aller.

Le père de Marty vient en dernier et il s’assied au bord du lit. "Alors, bonhomme, tout va comme tu veux? lui demande-t-il de sa voix bourrue de "Grand Copain". Tu t’es couché tôt, dis donc. Rudement tôt.

—C’est juste que je suis un peu fatigué, papa.

—Ah bon." Il tapote une des cuisses atrophiées de Marty de sa grosse main, grimace instinctivement et se relève en toute hâte. "Navré pour le feu d’artifice, mais l’an prochain tu m’en diras des nouvelles! Eh, eh! Youp la-boum!"

Marty sourit dans son for intérieur.

Après quoi il se met à attendre que le reste de la maisonnée se décide à aller au lit. Ça n’en finit pas de durer. La télé jacasse sans trêve dans la salle de séjour, et les éclats de rire préenregistrés sont fréquemment augmentés des pépiements ravis de Kate.Dans les vécés attenant à sa chambre, le grand-père Coslaw actionne la chasse d’eau avec un bruit de cataracte. La mère de Marty est pendue au téléphone. Elle souhaite à son interlocuteur un joyeux Quatre Juillet. Oui, dit-elle, c’est bien triste que le feu d’artifice n’ait pas pu avoir lieu; mais vu les circonstances, elle voit mal comment il aurait pu en aller autrement. Oui, Marty a été tout désappointé, évidemment. A un moment, vers la fin de la conversation, Mrs Coslaw s’esclaffe et il n’y a pas le moindre soupçon de brusquerie dans son rire. Elle ne rit pour ainsi dire jamais en présence de Marty.

À intervalles réguliers, tandis que les aiguilles de son réveil se traînent languissamment de sept heures trente à huit, puis neuf heures, Marty glisse une main sous son oreiller pour s’assurer que le paquet en cellophane est toujours là. Sur le coup de neuf heures trente, alors qu’une lune déjà haute s’encadre dans le panneau supérieur de la fenêtre et baigne la chambre de Marty de sa lumière argentée, la maison commence enfin à s’apaiser peu à peu.

La télé se tait brusquement et Kate se résigne à aller au lit en protestant que tous ses copains ont le droit de veiller tard pendant l’été. Après son départ, les parents de Marty restent encore un moment dans le salon. Marty ne perçoit de leur conversation qu’une suite de murmures étouffés. Après cela...

après cela, il s’est peut-être bien assoupi, car lorsqu’il palpe à nouveau son fabuleux paquet de feux d’artifice, il s’aperçoit que la maison est plongée dans un complet silence et que l’éclat de la lune est désormais assez intense pour que les objets projettent des ombres. Il sort le précieux paquet de sa cachette, ainsi que la pochette d’allumettes qu’il a chipée durant l’après-midi. Il rentre les pans de sa vèste de pyjama dans son pantalon, fourre le paquet et la pochette à l’intérieur de la veste, et entreprend de s’extirper de son lit.

C’est une opération complexe, mais qui n’a rien de douloureux, contrairement à ce que la plupart des gens semblent croire. Ses jambes, rigoureusement insensibles, ne peuvent le faire souffrir en aucune façon. Il s’accroche d’une main à la barre supérieure du lit, se hisse lentement sur son séant et fait passer une jambe, puis l’autre, au-dessus du sol. De son autre main, il saisit la rampe d’aluminium scellée au mur qui part de son lit et fait tout le tour de la chambre. Un jour, il avait essayé de soulever ses jambes à deux mains et il était tombé cul par-dessus tête sur le plancher. Le fracas de sa chute avait fait accourir toute la maisonnée. "Sale petit frimeur!" lui avait soufflé sa soeur avec férocité après qu’on l’eut fait asseoir dans son fauteuil, un peu sonné mais secoué par un fou rire irrépressible en dépit de son front contusionné et de sa lèvre fendue. "Tu veux te tuer, hein? C’est ça que tu veux, dis?" avait ajouté Kate, sur quoi elle avait fondu en larmes et s’était ruée hors de la chambre.

Une fois assis au bord du lit, il s’essuie les mains sur le devant de sa veste de pyjama afin qu’elles soient bien sèches et ne risquent pas de glisser. Puis il se hisse jusqu’à son fauteuil en faisant passer successivement une main, puis l’autre le long de la rampe. Ses jambes, aussi inutiles que celles d’une poupée de son, traînent derrière lui sur le plancher. L’éclat de la lune est tel que son ombre se découpe sous lai avec des contours absolument nets.

D’un mouvement sûr et léger, Marty se propulse sur le siège de son fauteuil roulant, qui est en position d’arrêt, Il s’accorde quelques instants de repos et reprend sa respiration en écoutant le grand silence de la maison. Ne te sers pas des pétards, tu ameuterais tout le quartier, lui a dit l’oncle AI, et en écoutant ce silence, Marty comprend qu’il avait raison. Il va s’offrir son petit Quatre Juillet en douce et à l’insu de tout le monde. Demain, en apercevant les restes calcinés des feux de Bengale et des fontaines argentées sur les dalles de la véranda, ils sauront tout, mais à ce moment-là, ça n’aura plus d’importance. Ils projettent autant de couleurs qu’il y en a dans le souffle d’un dragon, a dit l’oncle Ai. Mais Marty se figure qu’aucune loi n’interdit à un dragon de cracher des flammes, pourvu qu’il le fasse discrètement.

Il desserre le frein à main qui bloque les roues de son fauteuil et enclenche la commande de marche. Le voyant qui indique que sa batterie est chargée troue la pénombre de son petit oeil d’ambre. Marty enfonce la touche RIGHT TURN, et le fauteuil oblique docilement vers la droite. Une fois qu’il fait face à la porte de la véranda, il enfonce la touche FORWARD et le fauteuil s’ébranle en bourdonnant tout bas.

Marty tire le verrou de la porte-fenêtre, enfonce à nouveau la touche FORWARD et sort sur la véranda. Arrivé dehors, il défait l’emballage de son précieux paquet de feux d’artifice, puis il reste un moment immobile, captivé par la nuit d’été, la stridulation assourdie des grillons, la brise parfumée qui agite imperceptiblement les frondaisons à la lisière des bois, la lune presque irréelle qui nimbe tout de sa clarté radieuse.

Marty n’en peut plus d’attendre. Il sort un serpenteau du paquet, en allume la mèche et le regarde, pétrifié, béat, tandis qu’il jette autour de lui une profusion d’étincelles vertes et bleues, puis grossit magiquement et crache des flammes par la queue en déroulant ses anneaux.

Le Quatre Juillet! se dit Marty, les yeux pleins de lumière. Mon Quatre Juillet à moi! Joyeux Quatre Juillet, Marty!

La flamme vive du serpenteau décline, vacille, puis s’éteint. Marty allume un de ses feux de Bengale en forme de pyramide. Il produit une phosphorescence qui est du même jaune criard que le tee-shirt fétiche que Mr. Coslaw revêt toujours pour aller jouer au golf. Avant qu’il se soit éteint, Marty en allume un second, et celui-ci exhale une flamme d’un pourpre délicat semblable à celui des roses que Mrs. Coslaw a plantées au pied de la clôture de pieux qui entoure la piscine. A présent, la nuit s’est emplie d’une délicieuse odeur de poudre qui s’évanouira peu à peu dans la brise.

D’un geste machinal, Marty tire ensuite de son paquet l’étui plat qui contient un chapelet de cinq pétards. Ce n’est qu’après l’avoir ouvert qu’il se rend compte qu’il était à deux doigts de commettre l’irréparable. Si jamais il avait été jusqu’à la mise à feu, le crépitement de mitraillette de ces sacrés pétards aurait réveillé tout le voisinage et provoqué un charivari de tous les diables. Sans parler d’un certain garçon de dix ans du nom de Marty Coslaw qui aurait été en disgrâce au moins jusqu’à Noêl.

Marty repousse les pétards vers ses genoux. Il plonge une main dans le paquet avec jubilation et en ramène un feu de Bengale de très gros calibre, qui serait sûrement apte à concourir pour le titre mondial de champion des Feux de Bengale, catégorie poids lourd. Il est presque aussi gros que le poing de Marty, lequel procède à sa mise à feu avec un mélange de délectation et d’effroi.

Une lueur de fournaise, éclatante et rouge, illumine la nuit; c’est dans sa lumière mouvante et brasillante que Marty discerne un mouvement dans les fourrés qui bordent la lisière des bois, en contrebas de la véranda. Ensuite, une sorte de toussotement — ou de feulement — étouffé se fait entendre, et la Bête surgit.

Un moment, elle reste debout à l’orée du gazon, le mufle dressé, comme pour humer l’air. Puis elle entreprend de gravir d’un pas lourd et lent la pente légère qui conduit à la véranda sur laquelle Marty est assis, les yeux écarquillés, le dos rencogné contre le dossier en grosse toile de son fauteuil roulant. La Bête a le buste penché en avant, mais hormis cela, elle marche incontestablement debout sur ses pattes de derrière, à la façon d’un bipède — à la façon d’un être humain. Les lueurs rougeoyantes du feu de Bengale font danser des flammes démoniaques dans ses yeux verts.

Elle progresse sans hâte, fronçant et défronçant rythmiquement ses larges narines. Elle a flairé une proie, et son odorat lui annonce sans doute qu’il s’agit d’une proie sans défense. Son odeur parvient à Marty une âcre senteur de fauve, de pelage humide de suint. Elle émet un grondement, et retrousse ses babines charnues, couleur de foie cru, découvrant une double rangée de larges crocs effilés. Sa toison est teintée d’un pâle rouge aux reflets d’argent.

Au moment où la Bête parvient à la hauteur de Marty, et où ses pattes griffues si semblables à des mains humaines se tendent vers sa gorge, le garçonnet se rappelle soudain de son étui de pétards. Sans même y réfléchir, il gratte une allumette et l’approche de la mèche collective. Elle se consume en un éclair, formant une fine ligne de feu qui roussit le duvet léger du dos de la main de Marty. Désemparé, le loup-garou fait un pas en arrière en émettant un grognement interrogateur (le grognement, tout comme ses pattes, a quelque chose de très humain), et Marty lui lance le chapelet de pétards au visage.

Ils explosent en une bruyante pétarade, avec d’aveuglantes fulgurations. La Bête pousse un horrible rugissement de rage et de souffrance et elle recule maladroitement en battant frénétiquement l’air de ses pattes pour essayer de se protéger de cette pluie d’étincelles et de minuscules brandons qui lui pénètrent dans les chairs. Quatre pétards explosent d’un coup avec un formidable bruit de tonnerre à quelques centimètres de son mufle, et Marty voit un de ses yeux verts luminescents s’éteindre comme une flamme de chandelle. A présent, la créature pousse des hurlements de douleur. Elle se laboure la face de ses griffes en meuglant pitoyablement et à l’instant où les premières lumières paraissent aux fenêtres de la maison Coslaw, elle tourne les talons, dévale la pente de la pelouse en bondissant et disparaît dans les bois, ne laissant derrière elle qu’une piquante odeur de poil brûlé. Des exclamations et des cris affolés fusent de la maison.

"Mais qu’est-ce qui se passe?" crie la voix de Mrs. Coslaw, avec des accents dont toute brusquerie est décidément absente.

"Qui est-ce qui fait ce raffut, bon Dieu?" vocifère Mr. Coslaw d’une voix qui n’a pas grand-chose à voir avec sa voix de "Grand Copain >.

"MARTY? fait Katie d’une voix tremblante, dans laquelle il n’y a pas la plus petite ombre de méchanceté. Marty, tu n’as rien?"

Le grand-père Coslaw a dormi comme un bienheureux tout au long de ce concert de détonations et de cris.

Marty se laisse retomber contre le dossier de son fauteuil tandis que la lueur rouge du feu de Bengale géant décline peu à peu. A présent, elle a pris la teinte pâle et délicate d’une aurore qui point à peine au ciel. Le garçonnet est bien trop secoué pour pouvoir pleurer. Toutefois, le choc qu’il éprouve n’est pas entièrement funeste. Demain, ses parents l’expédieront à Stowe, dans le Vermont, chez son oncle Jim et sa tante lda, où il demeurera jusqu’à la fin des vacances d’été (les policiers chargés de l’enquête leur donneront raison d’agir ainsi, car pour eux, l’hypothèse que le Tueur de la pleine lune essaye à nouveau d’attenter à la vie de Marty afin de le faire taire ne saurait être exclue). N’empêche qu’il éprouve aussi une profonde exultation, et que l’exultation l’emporte en lui sur l’horreur. Il a aperçu la face abominable de la Bête et il est encore vivant. Et il y a aussi cette joie simplette, enfantine et secrète qui lui gonfle le coeur, une joie dont il ne pourra jamais faire part à personne, pas même à son oncle AI, le seul être qui serait susceptible de la comprendre. La joie d’avoir eu droit malgré tout à ce feu d’artifice dont il rêvait tant.

Et tandis que ses parents se livraient à d’interminables ruminations en se posant mille questions sur les dégâts que cette affreuse mésaventure avait pu occasionner dans les tréfonds de son inconscient, Marty Coslaw acquit l’intime conviction qu’il avait vécu là le plus beau Quatre Juillet de sa vie.