Aout
"Sûr
que je pense que c’est un loup-garou!" déclare le constable Neary. Il a parlé trop fort — comme par hasard, mais le hasard fait parfois bien les choses — et toutes les conversations s’arrêtent brusquement dans le salon de coiffure Stan’s. Le mois d’août le plus torride qu’on ait connu à Tarkers Mills depuis bien des années vient d’entrer dans sa troisième semaine. Ce soir, le cycle de la lunaison touche à son terme et toute la ville retient son souffle.Le constable Neary, qui trône dans le fauteuil central, celui où Stan Pelsky officie en personne, parcourt son auditoire des yeux avant de renouer le fil de son discours, Il parle avec importance, du ton docte et sentencieux d’un homme qui a poussé l’instruction jusqu’au brevet de fin d’études secondaires, même s’il le doit plus à la carrure imposante qui lui a permis de réaliser un nombre respectable de touchés au sol pour le compte de l’équipe de football du lycée qu’à ses performances scolaires proprement dites (il restait généralement cantonné dans les "D ", avec quelques "C" de-ci, de-là).
"Y a des gars qui sont comme deux personnes en une, si vous voulez, explique-t-il. Leur personnalité est double, voyez. Y a un nom pour ça, d’ailleurs. Ça s’appelle de la schizophrénie."
Il marque un arrêt pour savourer le silence respectueux que ce vocable ronflant ne peut manquer de susciter, ensuite il continue
"Eh bien à mon avis, c’est à un de ces putains de schizophrènes qu’on a affaire. Quand la lune est pleine, il s’en va égorger quelqu’un, mais je ne crois pas qu’il soit conscient de ce qu’il fait, Il pourrait être le premier Tartempion venu. Il est peut-être caissier à la banque d’à côté, ou pompiste dans une des stations-service de la voie d’accès à l’autoroute. Peut-être même qu’il est ici, parmi nous, en ce moment. Si vous me demandez s’il s’agit d’un monstre dans le sens qu’il dissimule une bestialité foncière sous un aspect parfaitement normal, là, d’accord, ça ne fait pas un pli. Par contre, vous n’irez pas me faire croire qu’il peut s’agir d’un gusse à qui il pousse des poils et qui se met à hurler à la lune. Non. Ce genre de conneries, c’est bon pour les mômes.
—Et le petit Coslaw, Neary, qu’est-ce que vous en dites alors?" interroge Stan tout en continuant de s’activer sur le bas de la nuque du constable. Ses longs ciseaux effilés virevoltent en cliquetant autour des épais bourrelets de graisse.
" Justement, ça illustre bien ce que je viens de vous dire, rétorque Neary avec un soupçon d’irritation dans la voix. Ce genre de conneries, c’est bon pour les mômes."
A vrai dire, Neary est bel et bien irrité — et même hors de lui — au sujet de ce qui s’est passé avec Marty Coslaw. Ce gamin-là aurait été le premier témoin oculaire susceptible de lui décrire le détraqué qui a occis une demi-douzaine de ses administrés, parmi lesquels son vieil ami Alfie Knopfler. Vous croyez peut-être qu’on lui aurait permis de poser quelques questions au mouflet? Eh bien non, figurez-vous. On n’a même pas eu l’obligeance de lui dire où il se trouvait. Il a dû se contenter de la déposition écrite dont les policiers d’État ont eu la bonté de lui fournir un double, et encore a-t-il dû se livrer à un tas de salamalecs avant qu’ils y consentent. C’est juste s’il ne lui a pas fallu se mettre à genoux. Tout ça parce qu’il n’est qu’un simple flic de campagne que ces enfoirés de la police d’Etat considèrent comme une espèce de demeuré, même pas fichu de lacer ses propres souliers, sous prétexte qu’il n’arbore pas comme eux un de ces chapeaux de scout à la noix. Et quant à cette déposition, il aurait aussi bien pu se torcher le derrière avec. Le petit Coslaw soutenait avoir vu une "bête" de sept pieds de haut, nue, au corps entièrement couvert d’un pelage de couleur sombre. Elle avait d’énormes crocs, des yeux verts iridescents, et répandait à peu près l’odeur d’un plein baquet de merde de puma. Elle avait de longues griffes, mais ses pattes ressemblaient àdes mains humaines. Il lui avait semblé aussi qu’elle était pourvue d’un appendice caudal. D’une queue, bordel! Et puis quoi encore?
Kenny Frankin, qui est assis sur une des chaises alignées le long du mur, y va de son grain de sel.
"Peut-être bien qu’il porte un déguisement, votre gars, suggère-t-il. Peutêtre qu’il a un masque, quoi.
—Ça, j’y crois pas du tout alors!" rétorque Neary avec une conviction farouche. Il souligne sa déclaration d’un hochement de tête vigoureux, et Stan ne doit qu’à un prompt réflexe de ne pas planter ses ciseaux dans l’épaisse protubérance charnue qu’il s’échinait à contourner. "Oh non! Je n’y crois pas, reprend Neary. Ce gosse a entendu les histoires de loupgarou qui circulaient dans son école juste avant les vacances — il l’a d’ailleurs reconnu — et comme il n’a rien de mieux à faire que de rester toute la journée dans son fauteuil à remuer des bêtises dans sa tête... C’est psychologique, ce truc, vous comprenez? Bon sang, Kenny, même si c’était toi qui étais sorti des fourrés sous la pleine lune, il t’aurait pris pour un loup!"
Kenny éclate d’un rire un peu forcé.
" Non, conclut Neary, lugubre, le témoignage du petit Coslaw ne vaut pas un clou."
Lorsqu’il a parcouru la déposition de Marty Coslaw (qui a été recueillie à Stowe, chez son oncle Jim), le constable Neary éprouvait tant de rancoeur et de dépit qu’il en a sauté les lignes suivantes: "Quatre pétards ont explosé d’un coup sur le côté de son visage (si on peut appeler ça un visage), et je crois bien que l’explosion lui a crevé l’oeil gauche."
Si le constable Neary avait un tant soit peu ruminé là-dessus (et bien entendu ce n’est pas le cas), il n’aurait fait que se gausser de plus belle de ce tissu de calembredaines. Car en ce mois d’août caniculaire de 1984, Tarkers Mills n’abrite qu’un seul individu porteur d’un bandeau à l’oeil gauche, et c’est bien le dernier que l’on pourrait soupçonner d’être le Tueur de la pleine lune. Les soupçons de Neary se porteraient plus vite sur sa pauvre vieille maman que sur cet homme-là.
"Il n’y a qu’un moyen de tirer cette affaire au clair, affirme le constable Neary en pointant un index résolu en direction des quatre hommes qui ont pris place sur les chaises alignées le long du mur pour attendre leur coupe de cheveux du samedi, c’est un boulot de police consciencieux. Et ce boulot, c’est moi qui vais le faire. Les guignols de la police d’État feront moins les farauds quand j’aurai alpagué l’assassin. " Son visage prend une expression rêveuse. "Ça pourrait être le premier Tartempion venu, répète-t-il. Un caissier de banque... Un pompiste... Le gars avec qui vous venez de trinquer au bar d’en face. Mais avec un boulot de police consciencieux, l’affaire sera vite réglée. Ça, je vous en fiche mon billet."
Par malheur, le boulot de police consciencieux du constable Lander Neary est brutalement interrompu le soir même. Il vient de ranger son tout-terrain Dodge à l’intersection de deux routes de campagne dans la périphérie ouest de Tarkers Mills lorsqu’un bras velu et argenté de lune s’introduit par la vitre ouverte du camion. En même temps qu’un rauquement de fauve, Neary perçoit une odeur épouvantable de bête féroce, pareille à ces âcres effluves qui flottent dans les ménageries aux abords de la cage des lions.
Une violente torsion lui tire la tête vers la gauche, et son regard effaré se pose sur un unique oeil vert. Ensuite il aperçoit le mufle velu, les babines humides et noires. Et quand les babines se rétractent, il voit aussi les crocs. D’un geste presque espiègle la bête détend une patte et lui arrache la joue, découvrant tout le côté droit de sa mâchoire. De grands torrents de sang jaillissent de la joue ouverte. Neary sent le liquide tiède qui s’insinue sous le col de sa chemise. Il se met à hurler; le cri s’échappe à la fois de sa bouche et de sa joue. Au-dessus des épaules ondoyantes de la Bête, il voit une lune ronde d’où tombent des rayons d’une blancheur éclatante.
Neary a oublié son fusil à pompe et le colt 45 qu’il porte à la ceinture. Il a oublié que c’était psychologique, ce truc. Il a oublié le boulot de police consciencieux, Il a l’esprit obnubilé par ce que Kenny Pranklin lui a dit ce matin chez le coiffeur. Peut-être bien qu’il porte un déguisement, votre gars. Peut-être qu’il a un masque, quoi.
Si bien qu’au moment même où le loup-garou approche sa patte de la gorge de Neary, celui-ci avance les mains vers sa face velue, saisit deux solides poignées de poils drus et rêches et se met à tirer dessus dans l’espoir insensé que le masque va céder, qu’il va entendre un claquement d’élastique suivi d’un bruit mouillé de latex arraché et qu’il verra le visage du tueur.
Mais rien ne se produit, sauf que la bête pousse un rugissement de rage et de douleur et lui tranche la gorge d’un revers de la main (Neary a juste le temps de voir qu’il s’agit bien d’une main, malgré les longues griffes qui la déforment hideusement. Une main! Le petit Coslaw ne s’est donc pas trompé !). Un geyser de sang éclabousse le pare-brise et le tableau de bord, et des gouttes écarlates colorent le liquide ambré de la bouteille de bière Busch que le constable Neary avait calée entre ses cuisses.
De son autre main, le loup-garou empoigne les cheveux fraîchement coupés de Neary, et lui extirpe le haut du corps hors de la cabine du Dodge tout-terrain. Après avoir émis un bref hurlement de triomphe, la Bête enfouit son museau dans la gorge béante et assouvit sa faim tandis que la bière s’écoule en gargouillant de la bouteille renversée et répand une écume rosâtre sur le plancher du camion.
C’est beau, la psychologie.
C’est beau, le boulot consciencieux.