Octobre

Lorsque Marty Coslaw revient de sa tournée des petits fous, le soir de Halloween, la batterie de son fauteuil roulant est pratiquement morte. Marty va se coucher aussitôt, et il reste allongé dans son lit, les yeux ouverts, jusqu’à ce qu’un croissant de lune apparaisse dans le ciel constellé d’étoiles qui scintillent comme de minuscules diamants. Dehors, sur la véranda, à l’endroit où un chapelet de pétards du Quatre Juillet lui a sauvé la vie, les feuilles mortes vont et viennent sur les dalles d’ardoise, et quand le vent glacial leur fait décrire de fugaces spirales, elles produisent un son sinistre d’ossements entrechoqués.

La pleine lune d’octobre est passée sans que Tarkers Mills n’enregistre un nouvel assassinat. Cela fait donc deux mois d’affilée que personne n’a été tué.

En ville, certains sont d’avis que la terreur est terminée. Stan Pelsky, le coiffeur, et Cal Blodwin, le concessionnaire Chevrolet (qui est l’unique marchand de voitures de la ville) se sont rangés du côté de ces optimistes pour qui le tueur était sans doute un vagabond de passage, un ermite vivant dans les bois. Ils étaient sûrs qu’il finirait par aller chercher fortune ailleurs, et leur prophétie s’est réalisée. Mais d’autres sont loin d’être aussi affirmatifs. Ceux-là ont tiré la conclusion qui s’imposait des quatre daims égorgés que l’on a retrouvés, juste après la dernière pleine lune, dans les bois qui bordent l’entrée de l’autoroute, et des onze cochons massacrés dans l’enclos d’Elmer Zinneman durant celle du mois précédent. Les partisans des deux camps font assaut d’arguments en éclusant des bières au Pub, et leurs débats égayent les longues soirées d’automne.

Marty Coslaw, lui, sait tout.

Ce soir, il a procédé à la rituelle tournée des petits fous avec son père. (Herman se fait une joie d’accompagner son fils: il aime bien Halloween, le froid piquant le met de bonne humeur, et chaque fois qu’une porte s’ouvre devant eux et qu’un visage familier s’y ençadre, il pousse de grands hennissements de rire et lance des exclamations idiotes du genre "Youpi!" et "Tra-lala-itou!" de sa voix bourrue de "Grand Copain ".) Marty s’était déguisé en Yoda. Un masque de caoutchouc d’un réalisme saisissant lui recouvrait la face, et ses jambes atrophiées disparaissaient sous les plis d’une longue toge. "Tu obtiens toujours ce qui te fait envie", lui a dit Katie avec un hochement de tête excédé lorsqu’elle a aperçu le masque, mais Marty savait bien qu’elle ne lui en voulait pas vraiment (ne lui avait-elle pas confectionné une crosse de Yoda artistement recourbée pour compléter son costume?). En revanche, il n’est pas exclu qu’elle ait éprouvé une pointe de tristesse, car désormais elle n’est plus d’âge à pouvoir encore se permettre d’aller extorquer des sucreries à la ronde.

Elle devra se contenter d’une soirée avec ses copains du lycée. Elle dansera sur des disques de Donna Summer, elle essayera de happer avec les dents une pomme suspendue à un fil ou flottant sur une bassine, ensuite ils tamiseront les lumières et feront tourner une bouteille et si le goulot se pointe vers Katie, il faudra qu’elle embrasse un garçon et elle le fera, non qu’elle en ait envie, mais parce qu’elle sait que ses amies et elle en riront comme des petites folles pendant l’étude du lendemain.

Pour emmener Marty faire sa tournée, Mr.Coslaw avait pris le minibus familial, car il est muni d’une rampe amovible qui facilite grandement les allées et venues du fauteuil roulant du garçonnet. Marty n’avait qu’à se laisser glisser au bas de la rampe, après quoi il zigzaguait le long des rues à bord de son fauteuil en susurrant comme un moustique, le sac à friandises au creux de son giron.

Marty et son père ont rendu visite à toutes les maisons de leur rue, et à pas mal d’autres dans le centre ville. Ils sont passés chez les Collins et chez les Manchester, chez les Maclnnes, les Milliken et les Easton. Au Pub, Billy Robertson avait rempli un bocal à poissons rouges de petits carrés de maïs caramélisés. Au presbytère de l’Église congrégationaliste, il y avait des Mars, au presbytère baptiste des Milky Ways. Après cela ils sont passés chez les Quinn, les Randolph, les Dixon, et dans une vingtaine d’autres maisons. Marty est revenu de son expédition avec un sac à friandises bourré à craquer... et détenteur d’un secret horrible, auquel il a peine à croire.

Il sait.

Il sait qui est le loup-garou.

A un certain point de sa tournée, la Bête en personne, momentanément exempte de la démence qui s’empare d’elle à chaque pleine lune, a déposé une friandise dans le sac de Marty.

Le loup-garou, qui ne pouvait savoir que le visage de l’enfant avait mortellement pâli sous son masque de Yoda et que sa main gantée étreignait sa crosse avec une telle force que les ongles en avaient blanchi, lui a souri et a gentiment tapoté son crâne en caoutchouc.

C’était bien le loup-garou. Marty en mettrait sa main au feu, et ce n’est pas seulement parce que l’homme en question portait un bandeau noir à l’oeil gauche. Il y a autre chose: une sorte de ressemblance, de similitude foncière entre les traits de ce visage et le mufle convulsé du monstre rugissant auquel il a fait face par une nuit d’été radieuse, voilà bientôt quatre mois.

Depuis son retour du Vermont, au début du mois de septembre, Marty est aux aguets, persuadé qu’il croisera fatalement le loup-garou dans Tarkers Mills et qu’à ce moment-là, il le reconnaîtra puisqu’il sera borgne. Quand Marty a dit aux policiers qu’il était quasiment certain de lui avoir crevé un oeil, ils ont hoché la tête et ils lui ont promis qu’ils allaient suivre cette piste, mais il a bien vu qu’ils étaient sceptiques. Peut-être qu’ils ne l’ont pas cru parce qu’il n’est qu’un enfant, ou peut-être qu’il aurait fallu qu’ils assistent eux-mêmes à ce face-à-face nocturne avant de croire qu’il ait pu réellement avoir lieu. Mais qu’ils le croient fou pas n’y change rien. Marty, lui, sait que les choses se sont passées ainsi.

Tarkers Mills a beau être une petite ville, elle est d’assez grande étendue; jusqu’à ce soir, Marty n’avait aperçu aucun borgne, et il n’avait pas osé poser trop de questions. Sa mère a déjà bien assez peur comme cela que sa mésaventure du Quatre Juillet l’ait définitivement marqué, et s’il avait essayé de se livrer à une enquête en règle, cela lui serait fatalement revenu aux oreilles. Du reste, Tarkers Mills est une petite ville. Tôt ou tard, il devait apercevoir la Bête dans son incarnation humaine.

Sur le chemin du retour, Mr.Coslaw (que ses milliers d’élèves passes et présents ne désignent que sous le nom de Coslaw-le-Mono) a remarqué que Marty était bien silencieux tout à coup, et il a imputé cela à l’épuisement provoqué par cette soirée fertile en émotions. Mais en fait, Marty n’était pas le moins du monde épuisé. Il ne s’était jamais senti aussi réveillé, aussi énergique, de toute sa vie, à l’exception de cette fabuleuse nuit du feu d’artifice.

Une idée lui tournait inlassablement dans la tête. L’idée que si lui, Marty Coslaw, n’avait pas été catholique et n’avait pas fréquenté Saint-Mary, une lointaine paroisse de la périphérie, il ne lui aurait pas fallu près de deux mois pour identifier le loup-garou.

Car l’homme au bandeau noir, l’homme qui a déposé un Milky Way dans son sac à friandises avant de tapoter gentiment son crâne en caoutchouc, n’est pas catholique. Loin s’en faut. La Bête est le révérend Lester Lowe, pasteur de l’église baptiste de la Grâce.

Quand le visage souriant du révérend s’est encadré dans l’embrasure de la porte, éclairé à contre-jour par la lueur jaune d’un plafonnier, Marty a discerné clairement le carré de cuir noir qui couvrait son oeil gauche. Avec son bandeau sur l’oeil, le petit prêtre falot avait de faux airs de boucanier.

"Navré pour votre oeil, mon révérend, avait déclaré Herman Coslaw de sa voix bourrue de "Grand Copain". Ce n’est rien de sérieux, j’espère?"

Le sourire du pasteur s’était élargi, et son visage avait pris l’expression béatifique du martyr qui endure stoïquement ses supplices. Hélas, leur avait-il expliqué, il avait perdu son oeil. Une tumeur bénigne; pour l’exciser, le chirurgien n’avait eu d’autre choix que de pratiquer l’ablation de l’oeil. Mais puisque telle était la volonté du Seigneur, il s’y était plié de bonne grâce. Et d’ailleurs, avait-il conclu en tapotant à nouveau le sommet du masque de Yoda de Marty, certains d’entre nous ont des croix encore bien plus lourdes à porter.

À présent, Marty, allongé dans son lit, écoute le vent d’octobre qui chante dehors, faisant hululer sourdement les yeux vides des deux citrouilles creuses placées en sentinelle à l’entrée de l’allée carrossable et crépiter sinistrement les dernières feuilles mortes. Désormais, il n’a plus qu’une seule question à se poser: Que faire?

Il n’en sait rien, mais il est sûr que le moment venu, il trouvera bien une solution.

Il dort du sommeil des jeunes enfants, profond et sans rêves, tandis qu’au-dehors le grand fleuve du vent déferle au-dessus de la ville, entraînant octobre dans son charroi et amenant à sa place le glacial novembre, mois où les étoiles filantes fusent comme des étincelles sur un ciel couleur de plomb.