La compagnie des loups (Angela Carter)

Il est une bête et une seule qui hurle dans les bois la nuit.

Le loup est le carnivore incarné et il est aussi rusé qu'il est feroçe; une fois qu'il a tâté de la chair humaine, rien ne la peut remplacer.

La nuit, les yeux des loups brillent comme des flammes de bougies, jaunâtres, rougeâtres, mais c'est parce que la pupille de leurs yeux s'engraisse d'obscurité et capte la lumière de votre lanterne pour vous la renvoyer -rouge comme danger; si les yeux d'un loup reflètent le seul clair de lune, ils brillent alors d'un vert froid et surnaturel, une couleur perçante, minérale. Quand le voyageur surpris par la nuit aperçoit ces terribles ducats lumineux cousus soudain sur les broussailles noires, il sait alors qu'il lui faut courir, si l'effroi ne le paralyse pas sur place.

Mais ces yeux sont tout ce que vous pourrez entrevoir des assassins de la forêt alors même qu'ils s'assemblent invisibles autour de votre odeur de viande si vous êtes assez peu sage pour traverser les bois la nuit. Ils seront comme des ombres, ils seront comme des spectres, membres gris d'une congrégation de cauchemar; horreur! son long hurlement modulé... un aria de frayeur rendu audible.

Le chant du loup est le bruit du tourment qu'il vous faudra souffrir; en lui-même, c'est déjà un meurtre.

C'est l'hiver et il fait froid. Dans cette région de montagnes et de forêts, il ne reste désormais plus rien dont les loups pourraient se nourrir. Les chèvres et les moutons sont enfermés dans l'étable, le daim est parti pour les derniers pâturages des pentes méridionales - les loups deviennent maigres et faméliques. Il y a si peu de chair sur eux qu'on pourrait compter leurs côtes à travers la peau, s'ils en laissaient le temps avant de bondir. Ces mâchoires dégouttantes de bave; cette longue langue; la guirlande de salive sur ces bajoues grises - de tous les périls qui grouillent la nuit dans la forêt, fantômes, gnomes, ogres qui grillent des nourrissons sur des grils de fer, sorcières qui engraissent leurs captifs dans des cages pour des tables cannibales, le loup est le pire, car il ne peut prêter l'oreille à la raison.

On est toujours en danger dans la forêt, où il n'y a personne. Vous ne franchirez le portail des grands pins dont les branches touffues s'emmêlent autour de vous, prenant le voyageur sans méfiance au piège de leurs filets comme si la végétation elle-même était de connivence avec les loups qui vivent là, comme si les arbres méchants allaient à la pêche pour aider leurs amis - vous ne franchirez le seuil de la forêt qu'avec la plus vive inquiétude et les plus infinies précautions, car si vous vous écartez du chemin, ne serait-ce qu'un instant, les loups vous mangeront. Ils sont gris comme la famine, ils sont aussi dépourvus de bonté que la peste.

Les enfants aux yeux graves des villages épars emportent toujours un couteau avec eux lorsqu'ils partent veiller sur les petits troupeaux de chèvres qui procurent aux foyers un lait âcre et de petits fromages rances et couverts d'asticots. Leurs couteaux sont moitié grands comme eux, la lame en est aiguisée chaque jour.

Mais les loups possèdent des moyens d'arriver jusqu'au coeur de votre foyer. Malgré tous nos efforts, il arrive que nous ne puissions les tenir en lisière. Il n'est pas une nuit d'hiver pendant laquelle l'habitant des chaumines ne craigne d'apercevoir un long museau famélique et gris glisser sous sa porte, et une femme fut ainsi mordue dans sa propre cuisine tandis qu'elle égouttait des macaronis dans une passoire.

Redoutez le loup, fuyez-le; car, pire encore, le loup peut etre plus qu'il ne semble.

Il était une fois un chasseur, non loin d'ici, qui prit au piège un loup dans une fosse. Ce loup avait massacré les moutons et les chèvres; dévoré un vieux fou qui vivait seul dans une cabane à mi-chemin du sommet de la montagne en chantant la gloire de Jésus tout au long du jour; bondi sur une fille qui veillait sur ses moutons, mais qui avait fait un tel tapage que des hommes étaient venus portant des fusils et l'avaient mis en fuite puis avaient tenté de le traquer dans la forêt, mais il était rusé et n'avait pas eu de mal à leur donner le change. Et donc notre chasseur creusa une fosse et y posa un canard comme appât, un canard tout vivant, et il recouvrit la fosse de paille frottée de fientes de loup. Coin-coin! faisait le canard, et un loup vint en tapinois de la forêt, un gros loup, lourd, qui pesait autant qu'un homme adulte, et la paille céda sous lui - il dégringola dans la fosse. Le chasseur y sauta derrière lui, lui trancha la gorge et lui coupa les pattes pour s'en faire un trophée.

Et puis voilà qu'il n'y eut plus de loup du tout gisant devant le chasseur, mais le tronc ensanglanté d'un homme, décapité, les pieds tranchés, mourant, mort.

Une sorcière du fond de la vallée changea autrefois toute une noce en loups parce que le jeune marié avait jeté son dévolu sur une autre. Dans sa rancoeur, elle avait accoutumé de leur ordonner de venir lui rendre visite, la nuit, et ils s'asseyaient sur leur arrière-train et hurlaient tout autour de sa chaumière, lui faisant sérénade de leur malheur.

Il n'y a pas si longtemps, une jeune femme de notre village épousa un homme qui disparut purement et simplement pendant sa nuit de noces. Le lit était fait de draps neufs, et la jeune mariée s'y était couchée; l'époux dit qu'il allait sortir se soulager, il y tenait beaucoup, une question de décence, et, tirant la couverture sous son menton, elle attendit. Et attendit. Et attendit encore - quand même, ça fait longtemps qu'il est sorti? Jusqu'à ce qu'elle sursaute en criant dans son lit parce qu'elle a entendu un hurlement, apporté par le vent depuis la forêt.

Ce long hurlement modulé possède, malgré toutes ses résonances effroyables, une certaine tristesse inhérente, elle suggère que les bêtes aimeraient se départir d'un peu de leur bestialité, Si seulement elles savaient comment, et ne cessent de porter le deuil de leur propre condition. Il y a une vaste mélancolie dans les cantilènes des loups, une mélancolie infinie comme la forêt, interminable comme ces longues nuits d'hiver, et pourtant cette épouvantable tristesse, ce regret de leurs propres appétits irrémédiables sont à jamais incapables d'émouvoir notre coeur car rien en eux ne laisse entrevoir la possibilité de la rédemption; la grâce ne pourrait venir au loup de son propre désespoir, seulement de quelque médiateur extérieur, de telle sorte que, parfois, la bête aura l'air d'accueillir sans déplaisir le couteau qui l'expédie.

Les frères de la jeune femme fouillèrent les appentis et les meules de foin, mais ne trouvèrent jamais les moindres restes. Si bien que l'intelligente personne sécha ses larmes et se trouva un autre mari qui, n'étant pas trop timide pour pisser dans un pot, passait ses nuits à l'intérieur. Elle lui donna deux beaux bébés et tout alla comme sur des roulettes jusqu'à ce que, par une nuit glaciale, la nuit du solstice, charnière de l'année où les choses ne s'imbriquent pas aussi bien les unes dans les autres qu'elles le devraient, nuit la plus longue, son premier bon homme revint au foyer.

Un grand coup frappé à la porte l'annonça tandis qu'elle trempait la soupe pour le père de ses enfants, et elle le reconnut à l'instant où elle leva le verrou pour lui, alors qu'il s'était écoulé des années depuis qu'elle avait pris le deuil, et qu'il était pour l'heure en haillons, sa chevelure lui pendant dans le dos, pleine de poux et ne connaissant jamais le peigne.

Me revoici, notre bonne femme, dit-il. Porte-moi mon écuelle de choux et sans lambiner.

Alors, son second mari entra portant du bois pour le feu, et quand le premier vit qu'elle avait couché avec un autre et, pis, jeta un regard de ses yeux rouges sur ses petits enfants qui entraient à quatre pattes dans la cuisine pour voir d'où venait tout ce bruit, il hurla:

J'aimerais redevenir un loup pour donner à cette putain une bonne leçon!

Et donc il redevint aussitôt loup et arracha de ses dents le

pied gauche de l'aîné des garçons avant d'être mis en pièces

avec la hachette qu'ils utilisaient pour couper le bois. Mais quand le loup gisant et tout ensanglanté rendit le dernier soupir, son pelage le quitta de nouveau et il redevint exactement semblable à ce qu'il avait été, des années auparavant, lorsqu'il avait fui le lit nuptial, si bien qu'elle fondit en sanglots et que son second mari la battit.

On dit qu'il existe un onguent que le diable vous donne qui vous transforme en loup à l'instant que vous vous en frottez. Ou qu'il s'était présenté par les pieds et avait un loup pour pere, que son torse est celui d'un homme mais ses jambes et ses parties génitales sont d'un loup. Et qu'il possede un coeur de loup.

Sept ans, telle est la durée normale de l'existence d'un loup garou, mais si l'on brûle ses vêtements humains, on le condamne à demeurer loup le restant de ses jours, si bien que les vieilles de notre région considèrent que c'est une protection de jeter un chapeau ou un tablier au loup-garou, conne si l'habit faisait l'homme. Cependant, par les yeux, ces yeux phosphorescents, on le reconnaît sous toutes ses formes. les yeux seuls ne sont pas affectés par la métamorphose.

Avant de devenir loup, le lycanthrope doit se mettre tout nu.Si vous apercevez un homme nu courir parmi les pins,Fuyez comme si vous aviez le diable à vos trousses.

Au coeur de l'hiver, le rouge-gorge, ami de l'homme, se perche sur le manche de la bêche du jardinier et chante. C'est la pire époque de l'année pour ce qui est des loups. Maixs cette enfant têtue tient absolument à s'en aller à travers bois. Elle est parfaitement certaine que les bêtes fauves ne peuvent lui faire de mal, encore que, dûment chapitrée, elle emporte un couteau de boucher dans le panier que sa mère a empli de fromages. Il y a une bouteille

D'une rude liqueur de mûres distillées; un paquet de gâteaux d'avoine cuits sur la pierre du foyer; un ou deux pots de confitures. La fille aux cheveux de lin va porter ces présents a une grand-mère recluse, si vieille que le fardeau des ans l'écrase et va la tuer. Mère-grand habite à deux heures de marche pénible à travers le bois hivernal; l'enfant s'envellope dans son châle épais qu'elle tire pour le ramener sur sa tete. Elle chausse ses solides galoches de bois, la voilà prete et c'est la veille de Noè1. La porte maléfique du solstice balance encore sur ses gonds, mais la fillette a été trop aimée pour eprouver la moindre crainte.

Les enfants ne restent pas jeunes longtemps dans cette contrée sauvage. Il n'y a pas de jouets avec lesquels s'amuser, aussi travaillent-ils dur, ce qui les rend sages. Mais celle-ci, si jolie et la benjamine de sa famille, une petite tard venue, s'est fait passer tous ses caprices par sa mère et par la grand-mere qui lui a tricoté le châle rouge qui brille aujourd'hui, non sans implications menaçantes, comme du sang sur la neige. Ses seins viennent tout juste de commencer a enfler, et sa chevelure légère est si blonde qu'elle fait à peine une ombre sur son front pâle; ses joues sont d'un blanc taché d'écarlate héraldique et elle vient de saigner son premeir sang de femme, cette pendule en elle qui sonnera, dorenavant, une fois par mois.

Elle se tient et se déplace à l'intérieur du pentacle invisible de sa propre virginité. Elle est un œuf intact, elle est un vaisseau scellé; elle possède à l'intérieur d'elle-même un espace magique dont l'entrée est hermétiquement close d'un bouchon membraneux, elle est un système fermé, elle ne sait pas frissonner. Elle a son couteau et n'a peur de rien.

Son pere aurait pu le lui interdire, s'il était à la maison,mais il est au loin dans la forêt, à ramasser du bois, et sa mere ne peut rien lui refuser.

La foret se referma sur elle comme une paire de mâchoires

Il y'a toujours quelque chose à voir dans la forêt, même au beau milieu de l'hiver - les oiseaux blottis en petit tas qui ont succombé à la léthargie de la saison arrondis sur les branches grinçantes et trop malheureux pour chanter, les filaments lumineux des champignons d'hiver sur les troncs tachetés des arbres, les entrées cunéiformes des terriers de lapins et des coulées de daims, les traces d'oiseaux en chevrons, un lièvre aussi maigre qu'une tranche de lard traversant le sentier en un éclair là où le mince soleil met des taches de lumière sur les jonchées rousses des fougères de l'année enfuie.

Lorsqu'elle entendit le hurlement glaçant d'un loup lointain, sa main bien entraînée se porta sur le manche de son couteau, mais elle n'aperçut nulle trace de loup, ni même d'homme nu, mais elle entendit un froissement parmi les buissons et elle en vit bondir un tout habillé sur le sentier, fort beau et jeune, vêtu du manteau vert et du chapeau à larges bords des chasseurs, chargé de carcasses de gibier à plume. Elle avait porté la main à son couteau au premier bruissement de brindilles, mais il éclata d'un rire qui découvrit l'éclair de ses dents blanches quand il la vit, et lui fit une petite révérence comique mais flatteuse; jamais encore elle n'avait vu si beau garçon parmi les pauvres pitres rustauds de son village natal. Ils poursuivirent donc leur route ensemble, à travers l'épaississement de la lumière de l'après-midi.

Ils rirent et plaisantèrent bientôt comme de vieux amis. Quand il offrit de porter son panier, elle le lui tendit bien que son couteau fût dedans parce qu'il lui dit que son fusil les protégerait tous les deux. Comme le jour déclinait, la neige se remit à tomber; elle sentit le premier flocon s'accrocher à ses cils, mais il ne restait plus que quelques centaines de mètres à parcourir et il y aurait un feu, une infusion chaude et un accueil chaleureux, à n'en pas douter, aussi bien pour le beau chasseur que pour elle-même.

Ce jeune homme portait un objet remarquable dans une de ses poches. C'était une boussole. Elle considéra le petit cadran de verre arrondi dans la paume du chasseur et observa l'aiguille vacillante avec un certain émerveillement étonné. Il lui affirma que cette boussole lui avait permis de traverser les bois en toute sécurité pendant son expédition de chasse, parce que l'aiguille lui disait toujours avec une parfaite précision où se trouvait le nord. Elle ne le crut pas; elle savait qu'elle n'aurait jamais quant à elle quitté le sentier en traversant le bois sous peine de s'y perdre aussitôt. Il rit encore d'elle; de la salive luisante s'accrochait en fil à ses dents. Il dit qu'en plongeant droit dans la forêt qui les entourait, il pourrait lui garantir qu'il parviendrait à la maison de sa grand-mère un bon quart d'heure avant elle en calculant son itinéraire à travers les fourrés à l'aide de la boussole tandis qu'elle se fatiguerait à suivre tous les détours du sentier.

Je ne vous crois pas. D'ailleurs, n'avez-vous pas peur des loups?

Il se contenta de tapoter la crosse luisante de son fusil et sourit.

C'est un pari? lui demanda-t-il. Allons-nous en faire un jeu? Qu'est-ce que tu me donneras si j'atteins la maison de ta grand-mère avant toi?

Que voudrais-tu? demanda-t-elle en fausse ingénue.

Un baiser.

Banalités d'une cour rustique; elle baissa les yeux et rougit. Il coupa à travers bois emportant son panier avec lui, mais elle oublia d'avoir peur des bêtes alors même que la lune se levait car elle voulait traîner en route pour s'assurer que le beau gentilhomme gagnerait son pari.

La maison de la mère-grand se dressait seule un peu à l'écart du village. La neige qui avait commencé à tomber soufflait des rides à travers le potager, et le jeune homme remonta délicatement l'allée enneigée qui menait jusqu'à la porte, comme s'il répugnait à se mouiller les pieds, balançant son petit baluchon de gibier et le panier de la fille tout en chantonnant un petit air.

Il y a une légère trace de sang sur son manteau; il a mangé sur le pouce une partie du produit de sa chasse.

Il heurta des phalanges le panneau de la porte.

Agée et fragile, mère-grand a presque succombé à la mortalité que la douleur de ses os lui promet et elle n'est pas loin de renoncer tout à fait. Un gamin est venu du village pour lui construire son feu pour la nuit voilà une heure et la cuisine crépite de flammes dansantes. Elle a sa Bible pour compagne, c'est une vieille femme très pieuse. Elle est adossée à plusieurs oreillers dans le lit installé dans un creux du mur, à la paysanne, et elle est enveloppée de l'édredon de patchwork qu'elle a cousu avant ses noces voilà bien plus d'années qu'elle ne souhaite s'en souvenir. Deux épagneuls de porcelaine à la livrée tachetée de brun et au museau noir sont assis de part et d'autre de la cheminée. Il y a un tapis de couleur vive sur les tommettes. Une horloge de campagne creuse de son tic-tac le temps qui passe.

C'est en vivant bien que nous tenons les loups en lisière.

Il heurta à la porte de ses phalanges velues.

C'est votre petite-fille, mima-t-il d'une voix aiguê.

Lève le loqueteau et entre, ma chérie.

On les reconnaît à leurs yeux, des yeux de bête de proie, nocturnes, dévastateurs, des yeux rouges comme une plaie, tu peux bien jeter ta Bible sur lui et ton tablier après, mère-grand, que tu prenais pour un sûr moyen prophylactique contre cette infernale vermine.., et maintenant appelles en au Christ et à sa mère et à tous les anges du ciel pour te protéger, mais cela ne te fera aucun bien.

Son museau de fauve est aiguisé comme un poignard, il laisse tomber son fardeau doré de faisan grignoté sur la table et pose aussi le panier de la chère petite-fille. Oh, mon Dieu, que lui as-tu fait?

Il ôte son déguisement, ce manteau d'une étoffe couleur de forêt, le chapeau avec une plume fichée dans le ruban, sa chevelure emmêlée descend sur sa chemise blanche et elle aperçoit les poux qui s'agitent dedans. Les bûches dans l'âtre tombent et sifflent, la nuit et la forêt ont pénétré dans la cuisine avec l'obscurité qui s'emmêle à sa chevelure.

Il dépouille sa chemise. Sa peau a la couleur et la texture du vélin. Une bande de poils lui court le long du ventre, ses tétons sont mûrs et sombres comme des fruits empoisonnés, mais il est si maigre qu'on pourrait compter ses côtes sous sa peau si seulement il vous en donnait le temps. Il ôte son pantalon et elle peut voir comme ses jambes sont poilues. Ses parties génitales énormes. Ah, énormes.

Le dernier spectacle que la vieille dame eut au monde fut celui d'un jeune homme aux yeux de braise, nu comme la main, qui marchait vers son lit.

Le loup est le carnivore incarné.

Quand il en eut fini avec elle, il se lécha les babines et se rhabilla à la hâte jusqu'à reprendre l'apparence exacte qui était la sienne lorsqu'il avait franchi le seuil. Il fit brûler les cheveux incomestibles dans la cheminée et enveloppa les os dans une serviette qu'il cacha sous le lit dans le coffre de bois dans lequel il découvrit une paire de draps propres. Laquelle il plaça soigneusement sur le lit en remplacement des draps souillés de taches accusatrices qu'il jeta dans le panier de lessive. Il tapota les oreillers et secoua l'édredon, ramassa la Bible sur le sol, la ferma et la déposa sur la table. Tout était redevenu comme avant, à l'exception de la disparition de la grand-mère. Les bûches craquaient dans l'âtre, l'horloge faisait son tic-tac et le jeune homme s'assit patiemment près du lit, trompeusement coiffé du bonnet de nuit de mère-grand.

Toc-toc-toc.

Qui est là, chevrote-t-il en imitant la vieille voix.

Ce n'est que ta petite-fille.

Elle entra donc, apportant avec elle un tourbillon de neige qui fondit en larmes sur le carrelage et peut-être fut-elle un peu déçue de voir que seule sa grand-mère était assise près du feu. Mais, alors, il rejeta la couverture et bondit jusqu'à la porte contre laquelle il appuya son dos de sorte qu'elle ne pouvait plus sortir.

La fille fit des yeux le tour de la pièce et vit qu'il n'y avait même pas la trace d'une tête, en creux, sur la joue rebondie de l'oreiller et que, c'était la première fois qu'elle la voyait ainsi, la Bible était fermée sur la table. Le tic-tac de l'horloge fut brusquement comme le claquement d'un fouet. Elle avait besoin de son couteau dans le panier, mais n'osa tendre la main vers lui parce que ses yeux étaient fixés sur elle - des yeux immenses qui semblaient maintenant luire d'une lumière intérieure, unique, des yeux de la taille de petites assiettes, pleines de feu grégeois, diabolique phosphorescence.

Que vous avez de grands yeux.

C'est pour mieux te voir.

Nulle trace de la vieille femme à l'exception d'une touffe de cheveux blancs coincée dans l'écorce d'une bûche non encore consumée. Quand la fille vit cela, elle sut qu'elle était en danger de mort.

Où est ma grand-mère?

Il n'y a personne d'autre ici que nous deux, ma chérie.

Et voilà qu'un vaste hurlement s'éleva tout autour d'eux, proche, très proche, aussi proche que le jardin potager, le hurlement d'une multitude de loups; elle savait que les pires loups sont poilus à l'intérieur et elle frissonna en dépit du châle écarlate qu'elle ramena plus frileusement autour d'elle comme s'il pouvait la protéger, mais il était aussi rouge que le sang qu'elle devait verser.

Qui est venu nous chanter Noêl, dit-elle.

Ce sont les voix de mes frères, chérie, j'adore la compagnie des loups. Regarde par la fenêtre et tu les verras.

La neige masquait presque le carreau, et elle ouvrit la fenêtre pour regarder dans le jardin. C'était une nuit blanche de neige et de lune; le blizzard tournoyait autour des bêtes grises et décharnées assises sur leur arrière-train parmi les rangées de choux d'hiver, pointant leur mufle aigu vers la lune et hurlant comme si leur coeur menaçait de se briser. Dix loups, vingt loups - tant de loups qu'elle ne put les compter, hurlant à l'unisson comme s'ils étaient pris de démence. Leurs yeux reflétaient la lumière de la cuisine et brillaient comme une centaine de bougies.

Il fait très froid, les pauvres, dit-elle; pas étonnant qu'ils hurlent comme ça.

Elle ferma la fenêtre sur le chant funèbre des loups et ôta son châle écarlate, de la couleur des coquelicots, de la couleur des sacrifices, de la couleur de ses menstrues et, puisque sa peur ne lui servait à rien, elle cessa d'avoir peur.

Que vais-je faire de mon châle?

Jette-le dans le feu, ma chérie. Tu n'en auras plus jamais besoin.

Elle roula son châle en boule et le jeta dans le brasier qui le consuma aussitôt. Alors, elle fit passer sa blouse pardessus sa tête; ses petits seins reluirent comme si la neige avait envahi la pièce.

Que vais-je faire de ma blouse?

Au feu aussi, mon petit.

La fine mousseline flamba en s'élevant dans la cheminée comme un oiseau magique, et voilà qu'elle ôta sa jupe, ses bas de laine, ses souliers, et au feu tout cela aussi, qui disparut pour de bon. La lumière du feu brillait à travers le contour de sa peau; elle n'était plus vêtue que du tégument intact de sa chair. Ainsi éblouissante, nue, elle peigna sa chevelure avec ses doigts; ses cheveux paraissaient aussi blancs que la neige au-dehors. Puis elle alla droit à l'homme aux yeux rouges dans la tignasse ébouriffée duquel les poux remuaient; elle se dressa sur la pointe des pieds et déboutonna le col de sa chemise.

Que vous avez de grands bras.

C'est pour mieux t'embrasser.

Tous les loups du monde hurlaient désormais un épithalame derrière la fenêtre tandis qu'elle lui donnait de son plein gré le baiser qu'elle lui devait.

Que vous avez de grandes dents!

Elle vit ses mâchoires commencer à saliver, la pièce était pleine de la clameur du chant de mort de la forêt. Mais l'enfant sagace ne flancha pas un instant, même lorsqu'il répondit:

C'est pour mieux te manger.

La fille éclata de rire; elle se savait la viande de personne. Elle lui rit au nez, elle arracha sa chemise et la jeta au feu dans le sillage flamboyant de ses propres vêtements jetés.Les flammes dansaient comme des âmes mortes la nuit de la Walpurgis et, sous le lit, les vieux os s'entrechoquèrent avec un terrible fracas, mais elle n'y prit point garde.

Carnivore incarné, seule, une chair immaculée l'apaise.

Elle prendra sa tête redoutable et la posera sur son giron et elle cueillera les poux dans son pelage et peut-être même les portera-t-elle à sa bouche pour les manger, comme il le lui enjoindra, comme elle l'eût fait en une sauvage cérémonie nuptiale.

Le blizzard retombera.

Le blizzard retomba, laissant les montagnes couvertes de neige distribuée au hasard comme si une vieille aveugle avait jeté un drap sur elles, les branches faîtières des forêts de pins chaulées, grinçantes, gonflées de cette chute.

Lumière de la neige, lumière de la lune, fouillis d'empreintes griffues.

Tout est silencieux, tout est calme.

Minuit; et l'horloge sonne. C'est Noêl, anniversaire du loup-garou, la porte du solstice est grande ouverte; que tous s'y engouffrent.

Voyez! elle dort à poings fermés dans le lit de mère-grand, entre les pattes du tendre loup.